Pieds Nus
Propulsé de la bouche de métro par la foule affairée, il trébucha sur la dernière marche de l’escalier. Un instant suspendu dans l’air du soir, il vit sa chute. Une femme le retint soudain. Mais de lui ou d’elle, on n’aurait su lequel retenait l’autre. Enfin rétablit, il la fixa, se courbant instinctivement.

Elle était bien plus petite que lui, son visage était tatoué d’entrelacs sombres et ornés de nombreux percing. Elle portait un bonnet péruvien, de petites lunettes noires et rondes aux rebords de cuirs. Un vieux blouson déchiré cachait mal les fripes qu’il couvrait, et sous son pantalon beige crasseux, ses pieds foulaient le bitume, nus et écorchés. “Une pièce Monsieur, pour manger”
. Son chien à l’échine blanchie avait posé ses pattes doucement et joyeusement sur le long pardessus beige de l’homme. Comme à une connaissance pensa-t-il.
La femme reprit : pour manger, 
je vous en supplie. Le ton de la voix presque éteinte lui rendit ses esprits. Touchant machinalement ses poches, il bafouilla qu’il n’avait rien, honteux d’être l’inconnu de la rue, indifférent, hypocrite et donc lâche.

Elle l’avait déjà quitté pour se tourner vers un autre. Ce refus qui le tortura devint déchirant : ellen n’y avait pas fait attention, elle avait 
tant l’habitude… Il se raffermit, se remémorant son choix de ne jamais faire la charité. En Afrique, ils sont dix fois plus démunis, ici ils ont des aides de partout et se plaignent encore… Il ne s’en méprisa que plus. Il était enchaîné, incapable de bouger. Il la regardait accoster un groupe de jeunes sortant d’un cinéma. Transportés par la séance, ils l’évitèrent soigneusement. Puis vint un couple, de qui un simple regard suffit à se faire comprendre. Le gentleman raffermit son bras et ils passèrent en riant. Surtout ne pas interrompre la conversation, continuer, elle, n’existe pas.

Immobile, il se tenait au milieu du flot incessant que crachait le métro. Abasourdit. Pourquoi cette fois-ci ne pouvait-il faire comme eux. Il avait toujours refusé de racheter sa culpabilité par quelques sous, comme tant d’autres. De toute façon, avait-il décidé un jour, je ne suis pas coupable d’être aisé. J’ai fait ma réussite moi-même. Je n’ai pas à en rougir. Qui sont-ils pour me donner honte de moi. Je ne leur dois rien et surtout pas cette honte.

Mais il ne bougeait toujours pas. La voix de cette femme suppliante l’avait désarçonné durant sa course à la vie. Enfin, il se mit lentement en marche, les yeux toujours rivés sur les visages fuyant des gens qu’elle abordait. Je me suis juré de ne plus donner ! Tentative de se durcir, de rattraper les morceaux épars de sa carapace.

Soudain, il eut l’idée, celle qui le sortirait de cette ornière insupportable, celle qui concilierait ses opinions, ses décisions et ferait disparaître cette culpabilité torturante et bien inhabituelle. Il se lança sur un passage piéton pour rentrer chez lui et quelques minutes plus tard, redescendit un sac plastique à la main pour repartir dans l’autre sens. Quand il s’approcha d’elle, elle dit : s’il vous plaît Monsieur, quelques pièces. Pour manger. Un instant il faillit lui dire qu’ils s’étaient déjà vu, touchés, qu’ils avaient parlé. Mais quelle utilité…
– Vous voulez des chaussures ? demanda-t-il finalement en ouvrant le sac.
Elle le regarda, sans un geste. Un peu surprit, il hésita et agita le sac pour qu’elle regarde dedans, un moment gêné à l’idée qu’il devrait étaler ses chaussures aux yeux des passants. La femme distraite continua à regarder la foule.
– Non, ça ira dit-elle.
Il ne comprit tout d’abord pas.
– Mais…des chaussures… dit-il en regardant ses pieds abîmés.
– Non, ça ira dit-elle gentiment en se retournant vers un autre passant : monsieur, s’il vous plaît…
Frustration. Etrange sentiment, exempt de colère et d’aigreur. Juste la déception d’un refus. Incompréhension. Il s’éloigna doucement. Pourquoi a-t-elle refusé ? Parce que ce n’est pas de l’argent ? Par fierté ? Pour, elle aussi, refuser, comme les gens malgré sa détresse…?

Il se détourna lentement, ressassant l’étrange émotion qui écrasait alors son cœur. Il voyait les voitures, les enseignes et les rires qui sortaient des yeux et des bouches. Les coins de la sienne tombaient involontairement et ses yeux nageaient dans un flou subtil. Il allait repartir quand il entendit sa voix :
– Monsieur, je les veux bien, finalement.
Son coeur fit un bond, et la force de celui-ci le surprit. Il se retourna vers elle, un large sourire aux lèvres, soulagé et tendit le sac.
Elle le prit simplement et l’attacha à sa ceinture par les anses. Puis, se détournant de lui dit simplement :
– Vous avez l’air d’en avoir tant besoin…
C’était tellement vrai et incongru, qu’il faillit rire.

Elle poursuivit et repartit, pied nus vers l’entrée du métro, en le saluant d’un petit geste de la main, et dans sa tête à lui, enfin légère, ne résonnait qu’un seul mot, étrange et incompréhensible : merci…